Les lumières se sont éteintes une dernière fois au 5042 St-Laurent



Novembre a mis, comme un suaire, sa longue robe de brouillards;
Le soleil, dans nos cieux blafards, semble une lampe mortuaire.

[...]
Voici l’heure où le souvenir peuple seul la forêt discrète;
Sans y troubler aucune fête, les morts peuvent y revenir.

[...]

C'est sinistre hein? C'est un extrait d'un poème intitulé Le mois des morts. Il est de Victor de Laprade, un monsieur qui a vécu au début du XIXe siècle et dont on ne peut présumer qu'il avait en tête ce qui allait composer nos vies aujourd'hui. Par contre, pour ce qui en est de la nature du mois de novembre, il savait ce qu'il disait. Novembre, c'est un mois globalement morne et gris. La semaine dernière Patrick Lagacé en donnait un bel exemple lorsqu'il chroniquait avec émotion au sujet de la fermeture du restaurant Il Piatto Della Nonna, une institution hors du commun dont il chérissait la chaleur, la culture ainsi qu'un certain art de vivre et de nourrir. Son histoire, bien triste, montre que novembre est bel et bien le mois des morts, même pour les commerces. J'ai moi aussi une preuve à apporter en faveur de ce constat, j'ai mon petit deuil personnel au sujet d'un commerce, d'un magasin. Non pas que j'aie vraiment à déplorer la fin irrémédiable des activités d'un commerce que je vénérais. Non, non. Enfin, oui, un peu si on veut, mais je suis peut-être un spécialiste du drame. Je tiens à souligner que le samedi 19 novembre dernier, les éclairages halogènes de chez Cycles Gervais Rioux, au 5042 St-Laurent, à Montréal, se sont éteints pour la dernière fois. Mais pas de drame! Pas de drame. L'équipe de CGR ne fait qu'une pause de quelques semaines, le temps de sortir de son local devenu trop petit. C'est donc d'un success story dont je devrais parler. Mais ce local est bien particulier et si les murs du 5042 St-Laurent pouvaient parler, qu'est-ce qu'ils en auraient des histoires à raconter. Des histoires de bike, on s'entend.

La façade. 20 ans après son installation, l'enseigne d'origine
a eu le temps de redevenir à la mode.
Depuis 1989, quand Gilles Lalonde a choisi ce local pour ouvrir Cycles Argon 18, une boutique de vélo qu'il voulait différente, à mi-chemin entre la galerie d'art, où des puristes venaient choisir des vélos spectaculaires, et l'atelier de tuning, où ces mêmes puristes faisaient régler leur machine ultime, il s'est trouvé quelques dizaines de passionnés qui ont, pour un temps, eu le plaisir d'y oeuvrer. J'ai eu le bonheur de compter parmi ceux-ci à partir de 1995, soit quatre ans après que Gervais Rioux ait fait l'achat du magasin en lui apportant son nom, sa force de travail et sa vision.



Déjà à cette époque, une certaine rationalité pragmatique avait amélioré l'utilisation de l'espace de manière à faire du magasin une des places fortes de la culture cycliste à Montréal.


Les portes battantes limitant l'accès à l'atelier, le lieu où les
chirurgies les plus délicates étaient pratiquées. Sur ces
portes, une inscription: Réservé Employés


À mon arrivée à titre de mécanicien, la boutique venait de voir la première génération d'employés/amoureux du vélo la quitter à la faveur de nouveaux défis et c'est avec une équipe toute neuve que nous avons attaqué la saison. À ce moment, Claude Malthais, Nicolas Soulière, Gino Roy et Vincent Filion ont donné l'impulsion à ce renouveau. Ah oui, et il y avait aussi les frères Brouillette, les champions de la remise en question et du coup de tournevis de précision. Qu'est-ce qu'on en a fait des heures! Qu'est-ce qu'on a en réparé des vélos, tous magnifiques et légers, tous au centre de nos plus fines attentions! Et puis, il faut bien le dire aussi, qu'est-ce qu'on s'est chamaillé dans l'atelier! Les clients qui fréquentent les magasins de vélo ne s'en doutent peut-être pas, mais rendu à la mi-mai, le personnel des boutiques a généralement passé assez d'heures au travail pour ne plus être capable de se supporter, même en peinture. Je l'avais déjà vécu ailleurs, chez Quilicot sur St-Denis notamment. Mais dans la petite boutique sur St-Laurent, c'était différent.




"Bonjour, ah non, notre agenda est plein pour les deux
prochaines semaines". C'est la vue que les mécaniciens
avaient quand ils vous répondaient ça. Le six pack de
Carlsberg n'était toutefois pas sur le comptoir en général.

Une fois la terreur des mois d'avril, mai et même de juin passée, nous aussi on a eu le droit de rouler. Et on ne s'en est d'ailleurs jamais privé. Et on le faisait... en gang. Imaginez, vous travaillez face à face avec votre collègue toute la semaine, avec comme seules distractions les demandes incongrues et toujours urgentes des vendeurs, et qu'est-ce que vous faites quand vous avec un peu de temps? Vous vous retrouvez tous -avec les vendeurs- devant la boutique à 6h30 du matin pour aller rouler avant d'attaquer la journée de travail. Drôle de dynamique, non? C'est ce que je pensais, mais c'est comme si je n'y pouvais rien: j'aimais ça.

Les deux saisons suivantes j'ai été moins présent sur le plancher de CGR. En fait, avec les études et les recherches, je n'étais pas souvent à Montréal. Mais quand je rentrais au pays, un peu comme les oiseaux du printemps reviennent avec la chaleur, je ne manquais pas de repasser voir qui je trouverais dans l'atelier au plafond bas. J'étais certain que même si l'équipe se renouvelait doucement, au rythme des études et des projets de chacun, inévitablement en mai, il y avait toujours des heures réservées pour moi. La continuité de la culture tribale était assurée par les anciens qui "initiaient" les nouveaux. Au-delà du travail, un comportement semblait solidement ancré dans les moeurs des travailleurs du 5042 St-Laurent: ils se retrouvaient toujours le matin pour aller rouler avant la job.

L'escalier menant vers la cave, la caverne d'Alibaba. Si les
gens avaient pu voir ce qui était entreposé sous leurs pieds! 
Une année, j'ai formé un trio d'impact, tant dans la shop que sur la route, avec Benoit Brunet et Martin St-Louis. Pas les joueurs d'hockey, les mécaniciens/cyclistes. Avec ces deux-là, le niveau de rigolade a atteint des sommets jamais envisagés, sur la route et devant le workstand. En plus, le travail était impeccable, si bien que dans l'atelier, ce qui était une science de la réparation est devenue tout simplement un art du ramanchage haut de gamme.

Vers la même époque, une recrue d'exception s'est jointe à nous: Catherine Bovet. Peut-être que Catherine est arrivée avant les deux autres membres du trio? Quoi qu'il en soit, les sorties du matin étaient l'occasion des plus rocambolesques évènements sans bon sang et des plus senties des rigolades. Après, c'est Pierre Cloutier qui a rejoint le bataillon CGR, suivi de Régis -oui, LE Régis de Cycles Régis- fraîchement débarqué de l'avion qui l'amenait depuis sa Belgique natale. Très charismatique et armé d'un passé de coureur cycliste vainqueur sur le vieux continent, il n'a pas tardé à faire sa marque dans le local aux plafonds bas. À travers tout ce beau monde, Svanny, Alic -un phénomène extra-terrestre venu je crois de Bosnie qui est depuis reparti en Allemagne diriger une usine d'assemblage de vélos- ainsi que Vincent Courcy ont tour à tour exercé leur art cycliste au 5042 St-Laurent. Kim, le mécanicien qui bouge plus vite que son ombre, a aussi eu droit à son workstand vers cette époque.

Chaque membre du groupe était susceptible de participer à une coupe du monde du Lakeshore ou du Mont-Royal, le matin avant le boulot. Tous respiraient le vélo (et buvaient à l'occasion quelques bières). Le départ de Régis a été une rupture sévère dans nos habitudes et dans nos repères. La gang, splittée en deux, venait de mourir. J'étais dans l'atelier au plafond bas, avec Éric Moody, alors une nouvelle recrue, le samedi de printemps quand Régis a mis le cap sur son propre projet. Pas facile. Pour moi, l'effet de rupture a été d'autant plus grave que cette année-là, j'ai été retenu à l'étranger de longs mois.

À mon retour Gervais avait reformé un groupe solide. Dany Croteau, jeune presque physiothérapeute, faisait déjà des miracles au positionnement, tout comme Alain Pelletier, alors nouveau gérant de la destinée de CGR. Dans l'atelier, Sasha Bastien ne reculait pas devant la magie noire pour réussir les réparations dignes des plus grands alchimistes et Mister Moody mettait sa capacité de recherche et sa méticulosité aux services d'une clientèle experte qui en redemandait. Et vous savez quoi? Ça roulait encore le matin et les jours de congé. Marie-Ève, JS, Cédric le triathlète et Dan Routhier, sans oublier Steve "Vocelli", ont fait, et font encore vivre cette tradition cycliste peu connue.

Il y a bien longtemps que je n'ai plus travaillé chez Cycles Gervais Rioux. Avec le temps, le 5042 St-Laurent était devenu pour moi une sorte de refuge, un endroit où je savais que j'allais trouver des gens passionnés avec lesquels il était normal de discuter de tout ce qui fait la culture du vélo, notamment des courses, d'ici et d'ailleurs, de la mécanique, toute gamme confondue, et des belles routes, que chacun-chacune pratiquent. J'aime croire que le petit local aux plafonds bas, malgré ses nombreux défauts, a un peu fait partie de l'aspect sympathique de la boutique. Je n'ai pas vu les nouvelles installations qu'occupera CGR dans quelques semaines, mais quelque chose me dit que lors du déménagement, en plus des vélos et des équipements, Gervais, Alain, Steve, Éric, Cédric et Dan transporteront la meilleure part de la tradition forgée durant les 20 dernières années. Au pire, je me chargerai de la vérification, un de ces prochains vendredis, vers l'heure de fermeture. J'apporterai quelques bières et on parlera de bike entre copains.

Quelques photos de la boutique à un peu plus de 7 heures de sa fermeture
L'atelier où je me suis toujours senti chez moi. 

Quand je dis que c'était un local aux plafonds bas,  ce n'est pas une figure de style. Éric Moody et Cédric Boily -Dan Routhier qui aurait bien figuré dans ce tableau était absent lors de mon passage, en font ici la démonstration
pour la postérité (belles moustaches de Movember kapitaines). 
L'entrée, devant l'atelier. C'est là que se trouvaient certains des vêtements les mieux coupés sur le marché. Les vieilles lattes étroites du plancher étaient usées... et confortables. Très confortables. Le confort est un des secrets les mieux gardés de ce local. Quiconque a travaillé sur un "plancher" de ciment a le droit d'envier les personnes qui ont travaillé debout sur ces vieilles lattes qui craquaient au moindre mouvement.
Sur la mezzanine les vélos étaient partout dans la mise en scène, mais pas n'importe où. Le plafond, typique des immeubles construits au début du XXe siècle à Montréal, conférait un aspect théâtrale, voire historique, au décor. 

Quand on y pense, c'est facile de mettre en valeur des vélos. D'abord ce qu'il faut doser: un peu d'espace,  mais pas trop; un peu de lumière, mais pas trop. Ensuite ce qu'il ne faut pas doser: un plancher, en bois, et un mur d'une couleur unique, lisse. 



Un studio (de positionnement) où la vedette était le client. Un peu en retrait de la circulation, au calme, toutes les options pouvaient être vérifiées et les meilleures validées.
Un E-118 et un Gallium Pro en vitrine, les fleurons de la collection 2012 d'Argon 18. La dernière façade de CGR
dans son local historique. 

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