J'ai pris mon temps, mais il fallait le faire


J'AI UN NOUVEAU VÉLO! Pis là je suis excité. Je ne me supporte plus tellement je suis heureux. J'arrive même pas vraiment à gérer mes doigts qui se perdent sur le clavier. C'est parce que j'ai un nouveau vélo. J'AI UN NOUVEAU VÉLO! Un autre, oui. Mais celui-là est différent. C'était celui dont je rêvais depuis tellement longtemps. Teeelllement longtemps! Mais aussi immense que puisse être mon bonheur, il y a tout de même une personne qui est encore plus heureuse que moi: mon père. Oui, mon père. Pas parce qu'il aime particulièrement les vélos. Non non. Dans ce cas-ci, on peut dire que c'est même l'inverse: il était tanné de voir celui-là meubler son sous-sol à prendre la poussière depuis 28 ans. Oui, 28 ans. J'ai dit que j'avais un nouveau vélo, mais je n'ai pas dit qu'il était neuf.

À répétition depuis tout ce temps, à chaque Noël, à chaque anniversaire, toutes les fois qu'on va à la pêche ensemble, mon père me demande:
- "Quand est-ce que tu vas sortir ton vieux bécik de chez nous?"

Et moi, toujours, je lui offre la même réponse:
- "T'en fais pas papa. Quand je pourrai faire ce qu'il faut faire avec".

Pas certain que mon paternel se doutait vraiment de ce que cette réponse sous-entendait, mais elle l'a quand même fait patienter le temps qu'il fallait.

C'est qu'après tout, ce "vieux bécik" qui a encombré le sous-sol parental toutes ces années n'est pas n'importe quel vélo. C'est mon premier Marinoni, mon superbe Marinoni SL bleu-royal-au-lettrage-jaune-à-contours-noirs-typique-de-l'époque. Mon premier vrai bike que j'ai utilisé entre l'âge de 14 et 16 ans. Durant cette période, qu'est-ce que je lui en ai fait voir des belles routes. On ne peut pas dire que je m'entraînais vraiment, mais je roulais tout le temps. Sur un territoire qui s'étend de Laval à Sainte-Agathe et de Saint-Placide à L'Épiphanie, je crois que ce vélo a connu toutes les textures d'asphalte de la région. Et puis qu'est-ce qu'il en a vu des critériums. Dans mes souvenirs la Fédé en proposait un tous les week-ends d'été. Sur des circuits longs de 1,4 kilomètre à quatre virages et d'autres, plus redoutables à six virages, ce bike-là a "viré" à s'en faire chauffer le jeu de direction.


D'ailleurs, c'est parce que les pièces commençaient à montrer des signes de fatigue que je l'ai remplacé au cours de ma première saison chez les juniors. Mais à ce moment je ne l'ai pas vendu. Ce vélo et moi avions vécu tellement de choses ensemble que je ne pouvais m'en défaire lâchement comme s'il s'agissait d'un vulgaire objet. De manière plus prosaïque, je dois aussi reconnaitre que j'avais encore besoin de ses roues, alors rétrogradées au rang de simples roues d'entrainement pour mon nouvel engin. Certes, j'étais sentimental, mais j'étais surtout sans le sous.

On a tendance à l'oublier, mais un vélo n'est rien de plus qu'un cadre accompagné d'un tas de pièces et si les pièces de mon Marinoni étaient usées, le cadre, lui, était comme neuf. À 14 ou 15 ans, avec un gabarit de 5'5" et 118 livres, je n'étais même pas près de venir à bout de mes tubes Columbus SL. Même les vrais coureurs du club -les Espoirs de Laval- comme Chris Koberstein, Claude Cyr, Patrick Beauchemin ou Gianni Vignaduzzi pouvaient utiliser un cadre identique deux, voire trois saisons. Ça n'a pas empêché mon superbe Marinoni SL bleu-royal-au-lettrage-jaune-à-contours-noirs-typique-de-l'époque de prendre le chemin de la cave de la maison familiale pour une première fois, là où mon père trouvait qu'il prenait pas mal de place.

C'est ma soeur qui l'en a sorti quelques mois plus tard. Elle qui n'avait jamais affiché un quelconque intérêt pour les béciks s'était soudainement montrée intéressée par le cyclisme de compétition. Elle avait commencé sa carrière sur un vélo prêté par un des coachs du club, un vélo qu'elle avait superbement plié lors d'une des multiples chutes dont elle était toujours victime. Pas le moindrement du monde intéressée par les aspects techniques, comme l'usure ou la taille du vélo, elle s'est trouvée une vieille paires de roues et a remis mon superbe Marinoni SL en service. Et les chutes ont repris de plus belle. Bon sang qu'elle se pettait la gueule! J'en avais mal pour elle. Le vélo aussi en souffrait. Tellement qu'il a fallu le faire repeindre à la fin de la saison.


C'est à ce moment qu'il a arboré les couleurs des Espoirs: exit le bleu royal, bienvenue au bleu, au blanc et au rouge. C'est paré de cette livrée que mon vélo l'a menée jusqu'aux championnats canadiens qui se tenaient cette année-là à Forth McMurray -à une époque où l'oeil de Sauron n'avait pas encore été attiré par les richesses de la région. Je crois qu'elle est rentrée d'Alberta vice-championne sur route et au contre-la-montre. À la fin de cette saison, elle s'est faite "commanditer" un vélo parfait pour elle et, après de loyaux services, mon Marinoni a repris le chemin de la cave pour un très long repos. Mon père commençait à s'en faire une raison, c'était comme ça: un de plus, un de moins, à ce moment sa maison se remplissait de toutes sortes de vélos anyways. Au fil du temps, vendus, brisés ou m'ayant simplement suivi lors de mes déménagements, ils ont tous libéré les lieux, au grand bonheur de mon père. Tous sauf celui-là, mon premier Marinoni, que je laissais à l'abri bien au chaud en attendant de faire ce qu'il fallait faire avec.

Et le moment est venu l'automne dernier. Quand je lui ai dit que je passais prendre le vélo, mon père n'en revenait pas. Après tout ce temps je croyais qu'il demeurerait sans voix. Pourtant il m'a envoyé:

- "Pis qu'est-ce tu vas faire avec ça asteur?"

- "T'en fais pas papa, j'ai mon idée! Au fait, ça fait combien d'années que tu l'as préparée ta nouvelle question?"

J'ai pas eu de réponse. Moi ça faisait un bon moment que je m'étais mis en tête de redonner à mon cadre son éclat original. Compte tenu de l'état de la bête, un "ré-émaillage" s'imposait. C'était la partie facile, une visite chez Marinoni et le tour serait joué. Mais il fallait aussi lui trouver des pièces convenables et cet aspect était bien plus difficile à gérer puisque je devais tout acheter. Avec les freins Modolo Flash,  la selle Tornado, le pédalier, la direction et les moyeux Gipiemme Sprint, les specs d'origine n'avaient rien de haut de gamme. Il était bien équipé de dérailleurs Campagnolo, mais c'était juste des 980. Quitte à chercher des pièces d'époque, le cadre a été soudé en 1985, je me suis mis en tête de trouver les pièces de mes rêves, c'est-à-dire un beau gruppo Campagnolo Super Record. Un C-Record serait assurément hors de prix tandis qu'un Nuovo Record aurait été un choix de raison. Dès les premières tentatives le constat s'avérait douloureux: pour la plupart, les Nuovo Record étaient dans un état lamentable; pour trouver un Super Record, il faudrait acheter un bike complet, soit aux US, soit en Europe; pour un C-Record, je devrais simplement vendre mon âme au diable.


J'en étais à me demander ce que me dirait mon vieux père si je lui rapportais mon vélo pour un nouvel entreposage prolongé quand je suis tombé sur ce qu'il me fallait: la perle rare, le jack-pot, non, un autre Marinoni monté en Campagnolo Record 8 vitesses Titane. Il se trouvera bien quelqu'un d'autre que moi pour se rappeler que le Record 8 vitesses Titane n'a été produit qu'une seule saison, en 1996? Quitte à ne pas être raccord avec l'époque de production, aussi bien opter pour quelque chose de rare. Je venais donc de trouver ce que je cherchais. En plus, le vélo était équipé de roues Campagnolo Vento, d'une potence et d'un guidon Cinelli de la taille qui me convenait. Le vendeur était à Montréal, à quelques coins de rue de chez moi. Les dieux du vélo me faisaient une fleur et j'ai acheté ce généreux donneur d'organes sans même en négocier le prix. J'ai tout démonté sans perdre de temps et revendu le cadre à un gars qui avait l'air tout aussi excité de l'acheter que moi de le vendre.


Grâce à l'hiver miraculeusement chaud et sans neige que connaissait Montréal jusqu'à tout récemment, j'ai pu rouler avec jusqu'au 25 décembre. Tout en roulant, je ne pouvais m'empêcher de penser que ce cadre que je trouve si beau n'a finalement rien de spécial. Avec ces raccords engravés aux noms du fabricants et ses touches de chrome, il dégage un luxe certain, mais il le fait dans le calme, la sérénité, sans exagération et sans démesure. Il ne fait pas partie d'une série spéciale numérotée, ou limitée, et il n'a pas été construit parce que j'étais un coureur plein de promesses. Il s'agit d'un cadre Marinoni normal issu d'un travail artisanal systématique, continuel et minutieux qui illustre à la fois ce qu'est le travail bien fait et ce que doit être un bon vélo. Ça me faisait du bien d'avoir ça en tête en roulant pas mal à fond, 53x15, avec un petit vent de côté en plein mois de décembre. C'est peut-être parce que moi aussi j'aime le travail bien fait et les bons vélos?


Fraichement repeint et équipé de certaines des pièces de série les plus bling bling que Campagnolo ait produites, mon Marinoni brille comme un sou neuf. En le regardant on se sent loin des sombres propriétés quasi mystiques du carbone qui est si en vogue en ce moment. C'est peut-être pour cette raison que je lui ai facilement trouvé une belle place dans ma maison. Faudra que je prévienne mon père: il peut utiliser la place que le vélo occupait. Il y mettra peut-être un partie de son stock de pêche? Depuis 30 ans qu'il me dit qu'il manque de place pour le ranger. J'en profiterai aussi pour lui dire merci pour le vélo, parce qu'il faut bien le dire, c'est lui qui l'a payé en 1985.

T'en fais pas papa, je vais y faire attention, promis!

Remerciements attiliens bien sentis à Olivier Bochenek du Studio OBmedias qui a réalisé les photos de mon NOUVEAU VÉLO.  
















Pour les puristes:

Specs d'origine

Cadre et fourche: Columbus SL 1985, 52 x 53,5cm
Jeu de direction: Gipemme Sprint
Potence: 3TTT Record AR, 90mm (puis une 3TTT Grand Prix 100mm, puis une Record AR 110mm)
Guidon: 3TTT Record Grand Prix, 42cm
Selle: Isca selle Tornado noire
Tige de selle: Campagnolo Nuovo Record
Freins: Modolo Flash
Pédaliers: Gipiemme Sprint, 170mm, 48/42 (plateau 48 Nuovo Record, puis 50 Mavic SSC)
Jeu de pédalier: Gipiemme Sprint, 36x24
Leviers de frein: Modolo Flash, puis Shimano 600 AX aéro
Dérailleur av./ arr.: Campagnolo 990
Leviers de vitesse: Campagnolo Nuovo Record
Jantes: Ambrosio Montréal, 36 trous
Moyeux: Gipiemme Sprint, 36 trous
Roue libre: Regina Corsa, 6v, 16-21(puis 14-21, 6v Maillard)

Specs d'aujourd'hui

Cadre et fourche: Columbus SL
Jeu de direction: Campagnolo Record
Potence: Cinelli XA, 120 mm
Guidon: Cinelli Eubios, 42cm
Selle: Selle Italia, Turbo Matic 2
Tige de selle: Campagnolo Record
Freins: Campagnolo Record
Pédaliers: Campagnolo Record, 172.5, 53x39
Jeu de pédalier: Campagnolo Chorus, 36x24
Leviers de frein: Campagnolo Record
Dérailleur av./ arr.: Campagnolo Record
Leviers de vitesse: Campagnolo Record
Jantes: Campagnolo Vento
Moyeux: Campagnolo Vento
Cassette: Campagnolo Record, 8v, 13-21

Commentaires

  1. Excellent article, j'ai aussi un Marinoni des années fin 70, et je l'ai ''prêter'' à mon fils Simon, tellement de souvenirs avec ce vélo.......

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    1. Sur quand ont s est appellé Michel Gervais .....les jeunes ne te connaissent pas ...mais nous de ta génération ont sait quel bon coursier tu étais .....Moi je te connais tres bien !! Bon temps des fetes Michel .....

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    2. Salut Michel, il me semblait bien aussi que ton nom me disait quelque chose: le commentaire de bicyclette1000 renforce mon impression. Si tu prends la chance de prêter ton vélo à ton fils, je vais peut-être prendre exemple sur toi et prêter le mien à mon père... (s'il me promet d'en prendre soin!)

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  2. Bravo Bruno ......Oui j ai un Marinoni 1977 a la cave et ce serait un sacrilege de le jetté ....et pourtant il est dans mes jambes tout le temps ...!!!!! Mais jamais je ne me débarasserai de ce vélo tout d abord il a appartenu a Daniel Périgny ex tres bon coursier Canadien , et de deux quand je regarde les géométries de ce vélo ......elles sont tout simplement encore tres belle et update ......!!!Et ce vélo a été fait en 77 ..??? Je crois que tu t es fait un sacré cadeau Bruno car le vélo restauré de la sorte regarde comme un neuf.....!!!! Bravo , longue vie a ton Marinoni ...!!!

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    1. Daniel Périgny, un autre bon coureur! C'est fou, un petit coup de peinture et ces cadres sont comme neuf! Je serais curieux de le voir ton bike. Peut-être que je pourrais le présenter ici, avec celui de Michel peut-être?

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  3. Cool, j'ai le miens depuis 1984, j'ai roulé jusqu'à la semaine dernière. J'étais à me magasiner un nouveau vélo pour commencer la saison 2016 avec un budget de $4000.00 max. Mon mécano ma alors proposé de faire remonter la bête. Mon Marinoni est présentement en cure de jeunesse, seul le cadre survivra. Mon vélo, ce fut un excellent investissement.

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    1. Avec ton budget, tu peux faire repeindre le vélo, acheter un beau groupe Chorus tout neuf et des roues Shamal... et il va te rester assez de pognon pour te rendre en Toscane pour rouler cet hiver. Pas bête la suggestion de ton mécano.

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  4. Moi le clown, le plus connard de la planète .... j ai vendu mes 2 Marinoni des années 80 .... Un bleu comme le tiens et un autre couleur vert bianchi (marinoni avait voulu m arracher la tête lorsqu il m a demande quelle couleur je voulais mon velo......) ... Le dernier un magnifique SLX qui a dépassé le cap des 100 000km. Ouf tristesse a la lecture de ton article. On se voit bientot Attila le grand

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    1. Les deux! Tu as vendu les deux! Ah la la! Avec 100 000 bornes dans les tuyaux, surtout avec les hp que tu pousses, le SLX devait être pas mal cuit. Mais l'autre? Il y a de ces décisions qu'on aimerait changer: celle-là est certainement dans le lot ! Il te reste kijiji pour en trouver un autre... ;-)

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  5. Super travail! Ça transpire le soucis du détail!!
    Un plaisir de te lire mon ami et ancien collègue ;-)
    Julien B.

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    1. Hey Julien B ! La terreur des montagnes ! Tu aurais pu améliorer ma logistique durant ce projet... Faut que tu te trouves un bike comme ça, on pourra faire des steel rides en tout confort ;-)

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  6. J'ai bien apprécié la lecture de ton billet. D'autant que j'ai toujours le vélo en acier que mon père m'a acheté en 1971. Un dix vitesses, comme on disait à ce moment-là, freins Mafac, potence et pédalier SR, dérailleurs suntour GT en alu, moyeux Normandie percés (high flange), une fourche chromée, des pneus Hutchison etc., mais mon père ne semblait pas avoir le flair du tien en matière de vélo... C'est un Chaparral. Je pense que ça venait du concessionnaire de motoneige/moto du coin (je ne lui ai jamais demandé en fait) mais c'était un vélo qui était quand même d'une certaine qualité (il ressemblait beaucoup aux Browning (une autre compagnie qui tentait de se diversifier à l'époque), bref le vélo était bcp trop grand (mon père devait penser que j'allais mesurer 1m80) il fait 56 cm, je crois, et est toujours trop grand pour moi. Mais, je suis incapable de m'en séparer et il a connu tous les garages et sous-sols depuis que je l'ai mis au rencart en 78, l'année où je me suis acheté une moto. C'est fou comment on s'attache à du matériel qui ne vaut pas tant que ça après tout. Mais, c'est à cause de ce bicycle si je suis sorti de ma rue, de mon quartier, de ma ville. Il signifie toujours mon premier instant de liberté et, par la même logique, il attend patiemment que je m'y attaque pour le ramener à la vie, à son look des premiers jours, pour l'emmener au paradis des vieilles choses qui ont tricoté le tissu de notre adolescence. iv bono

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  7. En passant ton vélo est superbe, et il doit ronronner sur le bitume! Iv

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  8. Bonjour,
    J'ai le même cadre que vous et j'aimerais bien le vendre... Combien selon vous, pourrais-je demander comme prix ? La même grandeur, les mêmes spécifications... Il est tout nu comme sur la photo. (par contre, j'ai les deux jantes, mais pas de cassettes).
    Merci à l'avance pour votre réponse.

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